La
réception de l’œuvre de Mohamed Talbi, qui pense le rapport entre islam et
modernité dans le prisme de l’histoire critique, reste à écrire. Outre maints
articles d’histoire en français, anglais, arabe et italien, il a signé une
bonne dizaine de gros ouvrages « philosophiques » au sens voltairien.
Tous déplient, au plus près des sources de l’histoire intellectuel, sociale et
politique. Traduits tout autour du monde, ses textes sont devenus des
classiques de l’historiographie méditerranéenne. Reconstituant les grammaires
culturelles des époques qu’il étudie, Talbi y analyse les représentations, les
idées-images, l’outillage mental et les réalités socio-culturelles. Entre continuité
et rupture, il y fabrique ses objets, notamment la Tunisie, l’histoire
médiévale de l’Afrique du Nord, la modernité et l’histoire-problème. Enseignés
avec générosité à des générations d’étudiants, ces thématiques illustrent le
périmètre épistémologique du « jardin de l’esprit » de ce grand
spécialiste d’Ibn Khaldoûn, qui souvent met garde contre la mythification du
passé ancien ou récent.
Méfiant
envers l’idéalisme de la mémoire historique, Talbi évoque à travers ses travaux
d’historiens les conditions subjectives de la fabrication de la connaissance
historique. Si la neutralité revendiquée est équivoque car chimérique en raison
du contexte socioculturel qui pèse sur les conditions de production du savoir
historique, elles n’en restent pas moins ordonnées par la recherche de la
vérité que vise l’historien dont la responsabilité exige qu’il énonce sa
position sociale en désignant l’arbitraire de tout prémisse herméneutique. De
facto, pour Mohamed Talbi, l’historien qui interprète le passé dans le prisme
du présent inachevé, selon des causalités diverses, fabrique l’objet qu’il
étudie, puisque son point de vue et sa méthodologie reflètent son univers
mental, son milieu culturel, son origine familiale et plus largement sa
position sociale. Ainsi, pour le doyen des historiens tunisiens, la
connaissance historique ne peut jamais être cognitivement pure. Elle traduit le
présent de sa fabrication culturelle. Elle fait écho à la conscience de celui
qui fait l’historien en assumant la position politique du savant sur lequel
pèsent les normes, les représentations, les questions et les cultures de son
époque.
Or, l’aggiornamento relativiste n’affranchit pourtant pas, selon la méthode analytique de Mohamed Talbi, le code moral des sciences de l’Homme. Celui-ci a bien cadré tout son travail depuis la publication de sa maîtrise en 1959 et jusqu’à ses derniers essais. Dans ses recherches historiques, la responsabilité morale de l’érudit était totale. Peut-on vraiment être historien sans ajouter la dignité morale à l’effort savant ? Telle est la question éthique que soulève Mohamed Talbi en évoquant dans ses textes la responsabilité morale de l’historien. Les nouvelles générations des historiens, surtout tunisiens, ressent lourdement le poids d’une succession qui est un engagement de fidélité aux traditions de labeur et d’impartialité établies par ce grand Maître.