Aurions-nous un problème avec notre histoire ? Il y a quelques années,
la grande angoisse était l’oubli. L’accélération technologique déjà perceptible,
le règne de la télévision et de l’événement permanent suggéraient une fuite en
avant et la disparition irrémédiable du monde qui avait précédé. Aujourd’hui,
alors que le XXIème siècle est déjà entré dans sa deuxième décennie, l’histoire
n’en finit pas de nous revenir. Jusqu’à étouffer le présent ? Les premières
lois postrévolutionnaires sont nées pour conjurer le risque de l’oubli, pour lutter
contre ceux qui misaient sur cet oubli pour restaurer des idéologies
meurtrières. Mais très vite le mouvement s’est emballé et notre pays s’est
engagé dans une entreprise collective de commémoration, qu’on pourrait aussi
bien qualifier de restauration. Victimes oubliées, faits historiques occultés
ou en risque de l’être, injustices passées à réparer, l’histoire officielle,
longtemps défaillante et volontiers sélective, s’est mise au fil des ans à
raccommoder le tissu déchiré d’une histoire collective trouée par des drames,
des tensions, des violences. Le placard de la République était plein de
cadavres, et il n’est sans doute pas mauvais d’avoir enfin ouvert la porte. Au
défaut des mythes du progrès triomphant, de la République unie, de l’élan confiant
vers l’avenir, on a redécouvert des massacres contres les opposants politiques,
l’injustice faite envers quelques régions, les blessures enfouies des
descendants de certaines catégories sociales, et la responsabilité des
autorités tunisiennes de la décortication de la mémoire collective. Toutes sortes de secrets de famille, en
quelque sorte, qui n’étaient pas vraiment secrets mais qui ont pris, d’un seul
coup, beaucoup de place dans l’espace public. Les lois de mémoire apparaissent a posteriori comme une
tentative maladroite et surtout terriblement tunisienne d’accompagner ce grand
retour de la mémoire.
Pourquoi pas, après tout ? Mais il faut bien l’admettre : nous
nous sommes pris les pieds dans le tapis. Les limites des lois mémorielles et
les excès auxquels elles pouvaient donner lieu sont apparus avec évidence.
Respecter le passé et faire vivre la mémoire, oui ; pétrifier le présent dans
des drames dont les acteurs principaux sont morts depuis plusieurs générations,
non. C’est une question de bon sens. Toute la question aujourd’hui est que si
chacun conviendra sans peine que nous sommes allés trop loin dans la passion
commémorante, il est difficile de revenir en arrière. Et que ces mémoires à vif
qui donnent de la voix et encombrent aujourd’hui l’espace public, on ne peut
espérer les faire rentrer dans le silence si accommodant de l’oubli collectif.
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