Depuis presque trois ans, la société tunisienne
postrévolutionnaire commence à distinguer entre trois aspects qui marquent le
concept de la citoyenneté. En premier lieu, on trouve un aspect identitaire qui se démarque par une
ressemblance fondatrice qui est à la fois le principe de cohérence entre la
mémoire collective et l’histoire nationale. Cette ressemblance peut aussi bien
se fonder sur une culture ou une langue commune, voire une religion ou des
traditions : l’essentiel ici est qu’elle donne lieu à une conscience d’identité
qui émerge à travers les différences individuelles, sociale ou régionales qui
caractérisent la personnalité tunisienne. En second lieu, être citoyen, c’est
prendre des décisions ensemble, être partie prenante d’actions auxquelles on
participe par le biais de l’élection des représentants ou, dans le cas de la
démocratie directe, par le processus référendaire. C’est ce qu’on pourrait appeler
l’aspect pragmatique de la
citoyenneté. Enfin, on peut dire qu’être citoyen c’est avoir conscience de
droits et de devoirs, non seulement pour soi, mais aussi corrélativement pour
les autres. C’est donc être vigilant non seulement pour la défense de ses
propres droits, mais aussi d’autrui. À ce niveau, on pourrait nommer « vigilance critique » ce
troisième et dernier aspect de la citoyenneté, qui se concrétise notamment par
la défense des droits de l’homme et du citoyen partout où ils sont violés. Ces
trois aspects se réalisent, au plan pédagogique, par la mise en œuvre en classe
de trois types de parole. L’aspect identitaire donne lieu à ce que nous avons
appelé la parole expressive. L’aspect
pragmatique est illustré par des pratiques telles que le Conseil, le travail collaboratif
et la coopération sur l’Agora puis nous avons l’aspect critique qui se
développe particulièrement dans l’apprentissage du débat argumentatif et
réflexif. Mais comment situer le débat révolutionnaire dans ce contexte ? Se
limite-t-il au seul dernier aspect et par conséquent à une petite partie
seulement de l’éducation à la citoyenneté ? Ou bien a-t-il une signification
plus large, et en quelque sorte coextensive au concept même de citoyenneté ? Et
cette coïncidence, si elle est vérifiée, n’est-elle pas contraire à l’idée même
de la révolution, qui se veut et se meut dans l’universalité, donc en dehors
de toute référence à un contexte particulier ou à une spécificité bien marquée ?
Ce sont là des questions qu’il nous faut examiner. Il est clair que la
discussion philosophique tient simultanément des trois types de parole qui
viennent d’être distingués. En premier lieu, un débat révolutionnaire a
nécessairement un côté expressif. Chacun,
en exposant ses positions et ses convictions, s’expose dans ce qu’il a de plus intime, de plus profondément
personnel, dans ce qui constitue la racine même de son identité. Le débat est
d’abord la mise au jour de « conceptions du monde » qui, en se confrontant,
découvrent à la fois leurs ressemblances et leurs différences. Vivre au
quotidien, c’est vivre caché parce que les échanges se limitent à des banalités
ou à des considérations utilitaires car chacun ignore ce que l’autre est vraiment
ou ce qu’il pense vraiment ! On méconnaît l’autre parce qu’on se méconnaît
soi-même, et réciproquement. Le débat philosophique est l’occasion privilégiée,
voire unique, de faire émerger cette pensée et cette volonté profonde qui
constitue chacun de nous ; de connaître vraiment autrui et de se connaître
soi-même, de savoir d’où chacun parle et agit. En ce sens, il prolonge jusqu’à
l’extrême la perspective de la parole expressive mais au lieu de se cantonner,
comme celle-ci, dans l’événementiel, dans l’affectif, dans la littéralité et la
diversité du vécu, la discussion philosophique, si elle va jusqu’au bout de sa logique,
ce qui n’est pas toujours le cas en Tunisie, conduit chaque protagoniste à dire
l’essentiel, c’est-à-dire ce
qui constitue l’axe de son existence, la racine commune et unique de ses actes,
de ses préférences, ses certitudes et incertitudes les plus radicales.
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