Pour la société tunisienne postrévolutionnaire, le
rapport entre religion et politique a été à la fois trop adoré et trop méprisé
à la fois. Tantôt protégé par des tabous et censures, tantôt banalisé à
l’extrême. La montée en puissance
de l'islamisme radical en Tunisie constitue incontestablement l'un des faits
marquants de ces dernières années. En
raison de l'échec patent des politiques du développement, des effets néfastes
de la crise matérielle et morale, des déséquilibres sociaux et politiques et du
profond malaise culturel consécutifs à une modernisation forcée et mal
maîtrisée, l'islam politique est devenu un redoutable levier de mobilisation et
de contestation. Pour les mouvements islamistes, tel que Ennahdha ou Hizb
el-Tahrir, la religion sert de support aux thèmes du repli sur
l'authenticité ; elle est présentée comme le seul pivot de l'appartenance
culturelle, l'unique modèle de ressourcement et d'identification et le prétexte
à des discours moralisateurs !
Pour beaucoup de chercheurs qui s’intéressent à la
Tunisie postrévolutionnaire, l'islamisme représente ainsi l'idéologie des
exclus d'une modernisation imposée par le haut, mal maîtrisée et avortée. La
crise économique et l'aggravation de la désarticulation et de la marginalité
sociales expliquent, pour une large part, son relatif succès auprès d'une
partie de la population en déshérence, en particulier les nouvelles générations
urbaines sans réelles perspectives d'avenir. L'islamisme représente également
un des effets du profond malaise culturel de la Tunisie profonde avec la
modernité. L'extension accélérée et chaotique des modes de vie et de
consommation urbains, l'importation de procédés de fabrication et de
marchandises conçus ailleurs, la transposition de modèles politiques et administratifs
inadaptés ont provoqué des dérèglements et des traumatismes inquiétants
provoquant la désagrégation des structures anciennes, l’érosion des contenus de
la tradition, la dissolution des liens de solidarité communautaire et des
repères hérités du passé sans que ces processus ne se traduisent par la série
de ruptures et de changements qualitatifs qui furent au fondement avec la
philosophie de la modernité. Dans
ce contexte marqué par l'aggravation des sentiments d'inquiétude et de
désarroi, les islamistes tentent de capter toutes les formes de ressentiments
et d'injustice, et prétendent trouver directement dans le message coranique et
dans la tradition prophétique des solutions toutes faites aux problèmes du
présent. Pour éviter aux jeunes de sombrer dans le désespoir, ils préconisent
un retour à la pratique religieuse et à « l'ordre moral
islamique ». Ils entendent réactiver les vieilles idéologies solidaristes
et communautaristes en les présentant comme une issue à l'anomie sociale et à
l'individualisme moderne, et comme une réponse miracle à la demande
d'intégration sociale et culturelle des couches sociales en détresse, et au
désir profond de spiritualisation d'un monde désincarné par l'accumulation
systématique des richesses et par la recherche effrénée des biens matériels.
Les multiples associations qui forment la nébuleuse complexe de l'islamisme se
veulent structures protectrices, communautés d'accueil, de ressourcement
spirituel et de solidarité sociale ; elles aspirent à transcender le déracinement,
à sublimer les frustrations et à permettre de supporter les conséquences d'une
modernisation perçue comme allogène et destructrice. Surement, cela marque les
limites de la méthodologie islamiste mais la réalité socio-économique qui les
ont porté au pouvoir sont toujours là et ne sont pas prêtes de s’effacer dans
une perspective de cours terme mais avec le recul, il apparaît que l’action
politique des islamistes reste loin d’aboutir à la mise en place d’un État
moderne. Maintenant il reste à savoir comment la laïcité
se libérera-t-elle du complexe islamiste ? Et comment
appréhendera-t-on la question du multiculturalisme et de la différence dans un
contexte pluriel et démocratique loin de la théocratisation du
discours politique ?
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