Depuis l’indépendance, beaucoup d’intellectuels
tunisiens avaient animé le mouvement de rationalisation de l’action politique
en associant à l’action pratique la critique des institutions et des croyances
passées. Ils avaient même volontiers servi des politiciens éclairés sans être gênés
par leur autoritarisme. Mais après des décennies, le rapport des intellectuels au
pouvoir se renversent. Pour deux raisons, opposées plus que complémentaires. La
première est que la démocratie devint production et consommation de masse, et
que la société élitiste est désormais envahie par des foules qui mettent les
instruments de la démocratie au service des demandes les plus irrationnelles. La
seconde est que le monde de la raison moderne est de plus en plus subordonné aux
politiques de la démocratisation. Cette nouvelle situation a poussé beaucoup d’intellectuels
à chercher de sauvegarder le plus longtemps possible leur alliance
traditionnelle avec les « forces modernistes » sans nier leur attachement à
l’idée qui du pouvoir le moteur de tous les progrès, ce qui les amena souvent à
faire preuve d’une étrange indulgence ou même d’une sympathie aveugle à l’égard
des régimes les plus répressifs. Mais, bientôt, il devint évident, même aux
plus attardés d’entre-deux, qu’il fallait cesser d’appuyer ces mauvaises
causes. Beaucoup d’intellectuels trouvèrent alors, surtout après 2011, une
nouvelle philosophie du progrès. Ils brûlèrent ainsi ce qu’ils avaient adoré et
dénoncèrent la classe politique comme destructrice de la raison, ce qui
satisfait leur élitisme autant que leur hostilité envers l’autocratisme.
Autant les intellectuelles tunisiens
des années 1960-1970 avaient été portés par le rêve de l’État, autant ceux des
années 1980-2000 ont été dominés par le sentiment de la catastrophe, du
non-sens, de la disparition des acteurs de l’Histoire. Ils ont été réduits à
dénoncer la montée implacable de l’absolutisme, du pouvoir absolu ou du Parti-État.
C’est ainsi que la vie intellectuelle
et la vie sociale se sont séparées et que les intellectuels se sont enfermés
dans une critique globale de la réalité politico-sociale qui les a conduits
vers le criticisme extrême. Pour la première fois depuis longtemps, les
transformations sociales, culturelles et politiques en cours ne semblent plus
pensées, car les informations données par les experts, si indispensables qu’elles
soient, ne produisent pas par elles-mêmes les interprétations que les
intellectuels semblent incapables de donner. C’est cette dérive des
intellectuels antisystème qu’il faut étudier avant d’explorer les formes extrêmes
de la décomposition de l’idéologie moderniste de l’État-nation en Tunisie.
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