Depuis longtemps l’histoire est une discipline
constituée et reconnue comme telle. Toutefois les préoccupations scientifiques
des historiens sont relativement récentes. Ni Thucydide, ni Tacite ni Voltaire
ni Michelet ne peuvent en être crédités. Le souci de l’exactitude et de la
vérité conduisait les historiens, depuis plus d’un siècle maintenant, à
emprunter aux sciences des outils pour établir les faits et les dater précisément.
Ces historiens positivistes n’appelaient-ils pas de leurs vœux une histoire
scientifique ? Ils délivraient aux étudiants non seulement un savoir mais aussi
des méthodes de travail. Cela n’empêche que le métier de l’historien passe par
une crise épistémologique profonde due à la révolution numérique et ses effets
sur le monde de l’emploi.
Actuellement, plus que jamais, l’histoire est
un enjeu. Certes, contrôler le passé a toujours aidé à maîtriser le
présent ; aujourd’hui, toutefois cet enjeu a pris une ampleur
considérable. En effet, le numérique, la démocratisation de l’enseignement et
la diffusion des connaissances historiques par d’autres moyens (Cinéma,
télévision, théâtre…etc.) contribuent à éclairer le citoyen à la fois sur le
fonctionnement de sa propre cité et sur les usages et utilisations politiques
de l’Histoire.
Dans ces conditions, on l’imagine, l’histoire
est sous surveillance. Au reste, on observe que plus la diffusion du savoir est
large, et plus le contrôle sur la production historique est étroit :
tantôt il émane de l’État, de ses organismes, et on y voit le signe que la
liberté ne règne pas, tantôt la « liberté » règne, ce contrôle émane
de la société, et le débat sur l’histoire occupe le devant de la scène ;
il s’élargit alors, et sont mis en cause à la fois l’enseignement de
l’histoire, de la philosophie et des autres sciences humaines et sociales.
Car, à la vérité, l’État et la politique ne
sont pas seuls à mettre l’histoire sous surveillance. La société s’en mêle
aussi qui, pour sa part, censure et autocensure toute analyse qui révélerait
ses interdits, ses lapsus, qui compromettrait l’image qu’une société entend se
donner d’elle-même. De fait, la société impose souvent des silences à
l’histoire ; et ces silences sont autant l’histoire que l’histoire.
On est ainsi amené à s’interroger sur les
conditions qui déterminent la production et la nature des œuvres historique
dans une ère gouvernée par la culture de l’entreprise et la Cybersécurité.
À vrai dire, le contenu, les procédures et la
fonction d’une œuvre historique varient considérablement selon les foyers qui
la sécrètent. Non seulement les analyses qui portent sur un même problème
peuvent changer du tout au tout, mais le choix des phénomènes analysés est
différent également.
Ces problématiques se posent avant d’autant
plus de vivacité aujourd’hui que la demande sociale se fait plus
exigeante ; qu’elle est, en outre, plus diversifiée que naguère. La
fonction politique et sociale de l’histoire n’est pas nécessairement la même
pour toutes les sociétés : un certain nombre de communautés nationales
n’ont pas, vis-à-vis, d’une œuvre historique, les exigences du même type que
les sociétés où la demande d’histoire répond à des besoins culturelles. En
Tunisie, par exemple, l’histoire est censée, pour les uns, consolider l’unité
de la nation et la légitimité de l’État, pour d’autres, rechercher la « vérité »
sur le passé, pour d’autres, restituer à des communautés particulières leur
identité, pour d’autres enfin, elle est censée aider les citoyens à rendre
intelligibles les mécanismes de la vie économique et politique.
L’analyse historique a constamment oscillé
entre plusieurs modes : l’érudition, la philosophie politique, la
démonstration scientifique et la vulgarisation. Cependant, depuis quelques
temps, se sont concurrencées et ont voisiné plusieurs philosophies et
interprétations de l’histoire, et ce sont elles qui ont pris le devant de la
scène, surtout après la révolution numérique, neutralisant en partie l’effet
des autres procédures.
Histoire providentielle, histoire laïque,
histoire marxiste, histoire scientifique, chacune de ces visions du monde se
jugeait plus juste que les autres ; et, pensait-on, un jour l’histoire en
jugerait. En vérité, croire qu’une interprétation de l’histoire s’avérait
exacte à l’exclusion des autres avait pour corollaire une autre certitude :
qu’il existait une manière et une seule d’expliquer le développement des
sociétés humaines. Certes, cette vision différait selon les idéologies ;
elle serait dominée néanmoins par des conceptions unificatrices et
téléologiques dont le signe pouvait changer, mais pas le sens.
Le problème des foyers de l’histoire, des
lieux où elle se secrète, de ses modes de production se pose ainsi de façon
impérative. Car il est clair que chacun de ces foyers diffuse un discours
différent par ses formes, par ses normes, par ses fonctions.
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