mercredi 13 mai 2020

Tunisie : Reconstruction économique et patrimoine historique dans le contexte post-Corona




Le patrimoine historique de la Tunisie, plus que jamais, est au cœur de l’actualité et soulève débats et passions. Peu surprenant pour un secteur qui touche aux cordes sensibles de l’appartenance, de l’identité et de la mémoire collective. Il est tout autant partie prenante des grandes luttes à l’échelle mondiale pour la défense de la diversité culturelle que des revendications territoriales des citoyens sur la scène locale. Il est nécessaire, dans notre contexte de pandémie, de se questionner sur la place réelle du patrimoine dans la relance économique du pays et sur la motivation des différents acteurs qui en revendiquent la protection et la mise en valeur.
Le patrimoine historique tunisien tel qu’on l’entend ici n’a plus beaucoup à voir avec le monument historique isolé et l’objet de contemplation auxquels il faisait référence il y a quelques décennies. Il renvoie aujourd’hui à un espace culturel riche en significations historiques que les citoyens s’approprient et transforment pour façonner leur milieu de vie. Il est le territoire de référence où se jouent les enjeux du développement local et régional. Alors que l’on tente d’asseoir la revitalisation des communautés sur les forces du milieu et sur sa capacité d’innovation, le patrimoine émerge comme une ressource précieuse. Il est à la fois cadre de vie, repère identitaire et gisement économique.
L’éclatement de la notion de patrimoine et son rapprochement avec le quotidien des citoyens ont considérablement modifié la façon de l’appréhender. Il est devenu pratiquement impossible pour le ministère de la culture de protéger l’ensemble des biens et des territoires pouvant receler un intérêt patrimonial. Peu à peu, des individus, des associations puis des corporations municipales se sont intéressés à ces composantes de leur environnement pour leurs valeurs historique, touristique ou symbolique.
Depuis quelques années, l’observation des démarches de développement local met en évidence une forte mobilisation des objets patrimoniaux dans la construction des projets de territoire. Dans la lignée des parcs archéologiques qui placent le patrimoine au centre de leur démarche territoriale, quelques municipalités, telle que celle Carthage, de Haïdra ou de Dougga, intègrent dans leurs actions une dimension patrimoniale croissante. L’examen des procédures de développement local confirme ce constat. Après avoir été considéré comme un outil de conservation, puis comme un élément essentiel de constitution de la nation, le patrimoine est devenu ressource pour le développement régional. Cette nouvelle situation pose alors la question des enjeux, des formes et des logiques de cette prolifération patrimoniale au regard des dynamiques territoriales. Dans un contexte de concurrence généralisée entre les territoires, la qualité et l’innovation apparaissent comme des moteurs essentiels de la compétitivité. Associé à d’autres objets, le patrimoine leur confère des qualités spécifiques qui en font des ressources territoriales. En résulte alors une possibilité de distinction des produits sur des marchés ouverts. De même, l’innovation territoriale porte fréquemment sur de nouveaux modes d’articulation d’acteurs d’origines très diverses autour de la construction et de l’usage de ces ressources. Ainsi, en prenant part aux dynamiques territoriales, le patrimoine acquiert un statut et une force renouvelés. Il permet en retour aux territoires d’asseoir leur légitimité. Mais si les logiques en œuvre sont dominées par des processus de transmission, qui se traduisent par un travail de sélection opéré par des acteurs territorialisés, la question des intentionnalités qui conduisent à ces choix reste présente. Plus largement, cela nous renvoie à l’observation du rapport à la continuité et au changement ainsi qu’à sa gestion par les territoires. Face à ces mouvements massifs de mobilisation du patrimoine dans des projets de développement local, il nous semble donc pertinent de poser la question de l’émergence d’un modèle développement alternatif, en rupture avec un mode de développement où la productivité caractérisait la compétitivité et où l’innovation était exogène aux territoires. L’hypothèse que nous proposons repose sur l’idée que le patrimoine constitue une dimension essentielle de la ressource territoriale et que sa mobilisation traduit l’émergence d’un mode de développement territorial spécifique. Fondamentalement construit sur l’impératif de durabilité et de renouvellement de la ressource, ce mode de développement, que nous qualifierons de patrimonial, se démarque pourtant du développement durable. Ce dernier est alors pensé comme une forme intermédiaire entre le mode productiviste et le mode patrimonial que nous tentons de caractériser. Ils nous sont donc apparus comme un matériau intéressant pour appréhender la réalité de ce que peuvent être le développement régional post-Covid.
Pour tenir compte du caractère des opérations de valorisation qui peuvent être entreprises dans le contexte post-Covid, la notion de valorisation économique se réfère à des formes très diverses, marchandes ou non-marchandes, qui vont de la visite libre à l’offre de prestations de services payantes comme la restauration ou l’organisation de séminaires, en passant par la vente de produits d’inspirations patrimoniales (« Mergoum », « Klim », potières…) pour arriver aux services d’accompagnement des visiteurs (guides, interprètes, transporteurs…). Chacun donc peut constater que le patrimoine local est apte de confirmer sa vocation à être le support d’une activité économique à part entière, capable de générer des revenus et des emplois, et de contribuer à l’image et à l’attractivité de la Tunisie profonde, dans un contexte où chaque territoire, en concurrence avec l’autre, cherche à renforcer ses spécifiés propres. Les régions rurales sont largement concernées par ces démarches, à la fois parce qu’elles ont besoin de trouver des substituts à leurs activités traditionnelles en difficultés et parce qu’elles disposent d’un patrimoine important et valorisable. Les initiatives existent d’ailleurs mais elles restent encore timides et limitées dans l’espace. La consommation et la production des services issus de ce patrimoine peuvent facilement renforcer les autres initiatives industrielles et/ou agricoles. C’est pourquoi la présence d’une stratégie nationale claire et méthodique en ce domaine peut être à l’origine d’un taux de croissance à deux chiffres dans ces régions jusqu’à maintenant oubliées. Pour qu’il en soit ainsi, l’action collective, le plus souvent animée ou coordonnée par les pouvoirs publics, est indispensable pour faire converger les actions des divers acteurs vers une plus grande valorisation de ce patrimoine local. Mettre en valeur le patrimoine historique, folklorique et immatériel de la Tunisie profonde peut aussi offrir la possibilité aux PME d’en retirer des retombées ou d’y puiser les savoir-faire et les références nécessaires à l’innovation. Pour les collectivités territoriales, ça peut être une façon de donner une image positive à leur territoire et d’améliorer le cadre de vie. Ainsi tout processus de développement économique et social d’un territoire doit être fondé sur ses caractéristiques propres issues de sa nature et de son histoire et ne saurait répondre à un modèle général importé. De même, pour être un facteur de ce développement, le patrimoine doit être pleinement reconnu ainsi par sa population et non seulement identifié comme tel de l’extérieur. Mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Encore faut-il, dans un contexte de ressources rares, que l’apport attendu de sa valorisation soit jugé égal ou supérieur à celui d’autres projets économiques et sociaux. Confrontés à la concurrence de ces derniers pour leur financement, les porteurs des projets patrimoniaux doivent démontrer une valeur supérieure. Malgré ses difficultés et ses limites, le calcul économique de cette valeur joue donc un rôle essentiel. Mais, vu la diversité des situations concrètes, aucune méthode ne saurait s’imposer a priori. Seule une grille générale d’analyse peut être légitimement proposée pour servir de guide dans chaque cas particulier.

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