vendredi 25 juillet 2014

L’Être tunisien et le devenir révolutionnaire




Depuis presque trois ans, la société tunisienne postrévolutionnaire commence à distinguer entre trois aspects qui marquent le concept de la citoyenneté. En premier lieu, on trouve un aspect identitaire qui se démarque par une ressemblance fondatrice qui est à la fois le principe de cohérence entre la mémoire collective et l’histoire nationale. Cette ressemblance peut aussi bien se fonder sur une culture ou une langue commune, voire une religion ou des traditions : l’essentiel ici est qu’elle donne lieu à une conscience d’identité qui émerge à travers les différences individuelles, sociale ou régionales qui caractérisent la personnalité tunisienne. En second lieu, être citoyen, c’est prendre des décisions ensemble, être partie prenante d’actions auxquelles on participe par le biais de l’élection des représentants ou, dans le cas de la démocratie directe, par le processus référendaire. C’est ce qu’on pourrait appeler l’aspect pragmatique de la citoyenneté. Enfin, on peut dire qu’être citoyen c’est avoir conscience de droits et de devoirs, non seulement pour soi, mais aussi corrélativement pour les autres. C’est donc être vigilant non seulement pour la défense de ses propres droits, mais aussi d’autrui. À ce niveau, on pourrait nommer « vigilance critique » ce troisième et dernier aspect de la citoyenneté, qui se concrétise notamment par la défense des droits de l’homme et du citoyen partout où ils sont violés. Ces trois aspects se réalisent, au plan pédagogique, par la mise en œuvre en classe de trois types de parole. L’aspect identitaire donne lieu à ce que nous avons appelé la parole expressive. L’aspect pragmatique est illustré par des pratiques telles que le Conseil, le travail collaboratif et la coopération sur l’Agora puis nous avons l’aspect critique qui se développe particulièrement dans l’apprentissage du débat argumentatif et réflexif. Mais comment situer le débat révolutionnaire dans ce contexte ? Se limite-t-il au seul dernier aspect et par conséquent à une petite partie seulement de l’éducation à la citoyenneté ? Ou bien a-t-il une signification plus large, et en quelque sorte coextensive au concept même de citoyenneté ? Et cette coïncidence, si elle est vérifiée, n’est-elle pas contraire à l’idée même de la révolution, qui se veut et se meut dans l’universalité, donc en dehors de toute référence à un contexte particulier ou à une spécificité bien marquée ? Ce sont là des questions qu’il nous faut examiner. Il est clair que la discussion philosophique tient simultanément des trois types de parole qui viennent d’être distingués. En premier lieu, un débat révolutionnaire a nécessairement un côté expressif. Chacun, en exposant ses positions et ses convictions, s’expose dans ce qu’il a de plus intime, de plus profondément personnel, dans ce qui constitue la racine même de son identité. Le débat est d’abord la mise au jour de « conceptions du monde » qui, en se confrontant, découvrent à la fois leurs ressemblances et leurs différences. Vivre au quotidien, c’est vivre caché parce que les échanges se limitent à des banalités ou à des considérations utilitaires car chacun ignore ce que l’autre est vraiment ou ce qu’il pense vraiment ! On méconnaît l’autre parce qu’on se méconnaît soi-même, et réciproquement. Le débat philosophique est l’occasion privilégiée, voire unique, de faire émerger cette pensée et cette volonté profonde qui constitue chacun de nous ; de connaître vraiment autrui et de se connaître soi-même, de savoir d’où chacun parle et agit. En ce sens, il prolonge jusqu’à l’extrême la perspective de la parole expressive mais au lieu de se cantonner, comme celle-ci, dans l’événementiel, dans l’affectif, dans la littéralité et la diversité du vécu, la discussion philosophique, si elle va jusqu’au bout de sa logique, ce qui n’est pas toujours le cas en Tunisie, conduit chaque protagoniste à dire l’essentiel, c’est-à-dire ce qui constitue l’axe de son existence, la racine commune et unique de ses actes, de ses préférences, ses certitudes et incertitudes les plus radicales. 

mardi 15 juillet 2014

Relever les défis électoraux dans la Tunisie postrévolutionnaire



Dans toute démocratie, les élections sont le moyen par lequel le peuple peut se prononcer sur les individus qui les représentent. Cela est également l’espoir dans la Tunisie postrévolutionnaire  qui a tenté d’installer un nouveau système politique suite de la chute de l’Ancien Régime. Les élections seront ainsi des instruments de légitimation politique qui peuvent faciliter les mécanismes de la transition démocratique dans un pays qui continue à souffrir de la corruption et du trafic d’influence. Mais lors de tels processus, des tensions sont inévitables et peut-être même souhaitables pour quelques formations politiques. Ainsi pour beaucoup d'observateurs, les élections peuvent alimenter la violence dans des situations où les adversaires politiques ne respectent pas les règles du jeu ou n’acceptent pas les résultats électoraux comme une expression légitime de la volonté populaire. Cependant, il convient de souligner que les élections ne sont pas la seule cause de violence pré- ou post-électorale. Souvent, ils fournissent l’opportunité pour le peuple d’exprimer d’autres griefs de nature politique ou sociale, au sujet du partage des ressources, de la justice sociale, de la marginalisation des jeunes, du développement régionale ou d’autres malaises perçus ou réels.

Pour une foule de raisons (structurelles, institutionnelles, juridiques et organisationnelles), ces dernières années ont vu la recrudescence de la violence politique malgré l’évolution relative de la pratique démocratique. C’est pourquoi le rapport entre les élections, la paix, la sécurité et la démocratisation n’est pas automatique : il dépend de nombreux facteurs structurels et institutionnels. Il est vrai que dans certains cas, les élections soutiennent et avancent la cause démocratique, mais il est aussi vrai que dans d’autres, les élections mènent à des résultats contestés et à des conflits violents. Cela met en relief l’importance que revêt la mise en place d’institutions pour garantir l’équilibre entre la compétition et l’ordre, la participation et la stabilité, la contestation et le consensus.




jeudi 10 juillet 2014

L'islamisme et l'espace public dans la Tunisie postrévolutionnaire




Pour la société tunisienne postrévolutionnaire, le rapport entre religion et politique a été à la fois trop adoré et trop méprisé à la fois. Tantôt protégé par des tabous et censures, tantôt banalisé à l’extrême. La montée en puissance de l'islamisme radical en Tunisie constitue incontestablement l'un des faits marquants de ces dernières années. En raison de l'échec patent des politiques du développement, des effets néfastes de la crise matérielle et morale, des déséquilibres sociaux et politiques et du profond malaise culturel consécutifs à une modernisation forcée et mal maîtrisée, l'islam politique est devenu un redoutable levier de mobilisation et de contestation. Pour les mouvements islamistes, tel que Ennahdha ou Hizb el-Tahrir, la religion sert de support aux thèmes du repli sur l'authenticité ; elle est présentée comme le seul pivot de l'appartenance culturelle, l'unique modèle de ressourcement et d'identification et le prétexte à des discours moralisateurs ! 
Pour beaucoup de chercheurs qui s’intéressent à la Tunisie postrévolutionnaire, l'islamisme représente ainsi l'idéologie des exclus d'une modernisation imposée par le haut, mal maîtrisée et avortée. La crise économique et l'aggravation de la désarticulation et de la marginalité sociales expliquent, pour une large part, son relatif succès auprès d'une partie de la population en déshérence, en particulier les nouvelles générations urbaines sans réelles perspectives d'avenir. L'islamisme représente également un des effets du profond malaise culturel de la Tunisie profonde avec la modernité. L'extension accélérée et chaotique des modes de vie et de consommation urbains, l'importation de procédés de fabrication et de marchandises conçus ailleurs, la transposition de modèles politiques et administratifs inadaptés ont provoqué des dérèglements et des traumatismes inquiétants provoquant la désagrégation des structures anciennes, l’érosion des contenus de la tradition, la dissolution des liens de solidarité communautaire et des repères hérités du passé sans que ces processus ne se traduisent par la série de ruptures et de changements qualitatifs qui furent au fondement avec la philosophie de la modernité.  Dans ce contexte marqué par l'aggravation des sentiments d'inquiétude et de désarroi, les islamistes tentent de capter toutes les formes de ressentiments et d'injustice, et prétendent trouver directement dans le message coranique et dans la tradition prophétique des solutions toutes faites aux problèmes du présent. Pour éviter aux jeunes de sombrer dans le désespoir, ils préconisent un retour à la pratique religieuse et à « l'ordre moral  islamique ». Ils entendent réactiver les vieilles idéologies solidaristes et communautaristes en les présentant comme une issue à l'anomie sociale et à l'individualisme moderne, et comme une réponse miracle à la demande d'intégration sociale et culturelle des couches sociales en détresse, et au désir profond de spiritualisation d'un monde désincarné par l'accumulation systématique des richesses et par la recherche effrénée des biens matériels. Les multiples associations qui forment la nébuleuse complexe de l'islamisme se veulent structures protectrices, communautés d'accueil, de ressourcement spirituel et de solidarité sociale ; elles aspirent à transcender le déracinement, à sublimer les frustrations et à permettre de supporter les conséquences d'une modernisation perçue comme allogène et destructrice. Surement, cela marque les limites de la méthodologie islamiste mais la réalité socio-économique qui les ont porté au pouvoir sont toujours là et ne sont pas prêtes de s’effacer dans une perspective de cours terme mais avec le recul, il apparaît que l’action politique des islamistes reste loin d’aboutir à la mise en place d’un État moderne. Maintenant il reste à savoir comment la laïcité se libérera-t-elle du complexe islamiste ?  Et comment appréhendera-t-on la question du multiculturalisme et de la différence dans un contexte pluriel et démocratique loin de la théocratisation du discours politique ?