samedi 25 avril 2020

Comment peut-on assumer notre liberté ?



Nous sommes libres maintenant depuis la chute de l’Ancien Régime. Nous le sommes et nous le voulons l’être. Cette volonté citoyenne oriente le quotidien de notre société depuis quelques années. On critique souvent tel ou tel aspect de la démocratisation rapide de la vie politique, certains même critiquent la démocratie en tant que telle, mais tous les efforts du clan conservateur n’ont réussi tout au plus qu’à ralentir sa visibilité de la scène publique. Donc, nous volons être libres. Nous nous donnons à nous-même l’ordre d’être démocrates et pluralistes. Mais si cette volonté est à l’œuvre depuis quelques années, cela signifie que nous ne sommes pas encore parvenus à être vraiment libres d’esprit ! Si cette volonté, cette injonction d’être libre, ne cesse de bouleverser les conditions de la vie politique, de faire se succéder les gouvernements aux gouvernements, sans jamais parvenir à se satisfaire, sans jamais parvenir à un point où nous puissions nous reposer en disant : « voici enfin le terme de notre voyage…voici l’eldorado de la liberté », si cette volonté ou cette injonction ne se saisit jamais de son objet, qu’est-ce que cela veut dire ? Comment avons-nous pu vouloir pendant ce temps et accepter d’être si souvent déçus ? Est-ce que, peut-être, nous ne saurions pas ce que nous voulons vraiment ?
Aussi familiers que soient pour nous les signes ou les critères extérieurs de la liberté, qu’il du pluralisme partisan et associatif, du pluralisme médiatique ou de l’organisation des élections démocratiques, nous ne savons pas encore ce qui est le fond philosophique qui se cache derrière ces pratiques. Nous sommes donc sous l’empire d’une évidence qui est pourtant rebelle à l’explication. Nous sommes sous un commandement, celui des News, et nous nous demandons en quoi il consiste exactement ou finalement le fait d’être libre ! Certains sont tentés de renoncer à l’interrogation ! Ils suggèrent que nous sommes sortis de l’ère du totalitarisme pour entrer dans l’ère du post-totalitarisme. Nous aurions renoncé au rêve, à l’imagination et au grand récit ! Nous éprouvons une certaine fatigue, il est vrai, après tant de sacrifices, mais la question est intacte, et son urgence ne dépend pas des dispositions du questionneur. Il faut sans cesse continuer à rêver et surtout à poser les bonnes questions, si du moins nous avons le souci de nous comprendre nous-mêmes.  Et si nous n’avons pas la prétention de changer la réalité d’ici et maintenant, ayons du moins l’ambition de redonner vie au rêve. Mais comment procéder ?
On sait qu’il existe ce que l’on appelle une opinion collective, on a bien conscience que l’on vit en relation avec les autres et que, de ce fait, on appartient à un groupe social, mais on a tendance à croire que l’on est unique ! Pourtant, paradoxalement, lorsque l’on juge l’Autre, on le fait à travers notre univers social ou à travers le groupe auquel on pense qu’il appartient.
La question n’est pas ici de savoir si ces propos sont justifiés ou non, mais d’y percevoir quelques constantes qui circulent dans la subconscience collective de la société tunisienne : Pour une grande partie des tunisien(ne)s, c’est toujours l’Autre qui est cause des maux de notre quotidien (entendez de soi) ; cet autre est toujours catégorisé sous une dénomination globale (Occident, mécréant, traîtres…), ce qui permet d’énoncer une affirmation généralisante qui se veut vérité indiscutable ; dans tous ces cas est revendiqué en même temps un Moi qui s’oppose aux Autres, un Moi qui est la plupart du temps en situation de victime ! Cela montre que la société tunisienne postrévolutionnaire a du mal à penser rationnellement. La tendance à revendiquer les singularités, devenues parfois folkloriques (3000 ans d’Histoire, premier pays arabe à concrétiser telle ou telle acquis et à réaliser telle ou telle exploit…), est un signe de stagnation et de repli vers un passé considéré comme glorieux. On a maintenant besoin d’être cet Autre qui ne soit pas Moi, tout en protégeant ce Moi. C’est dans cette contradiction que se construit la conscience à la fois identitaire, individuelle et collective.
Mouvement radical mais également mouvement de progrès, ce rejet dans l’attirance est la condition sine qua non pour comprendre soi-même afin de comprendre ce que signifie être libre aujourd’hui. C’est ainsi que, persuadé que l’on est soi-même, on sera amené à éviter les jugements de valeur pour analyser rationnellement notre réalité et pour pouvoir évaluer la caste dite « politique » car il n’y a pas prise de conscience de sa propre existence sans perception de l’existence d’un autre qui soit différent. La perception de cette différence est nécessaire pour comprendre où sommes-nous et où irons-nous. C’est cette comparaison avec de l’Autre qui oblige les peuples à se regarder dans le miroir du quotidien pour détecter les différents points de faiblesses. Donc assumons-nous notre liberté, loin de cette pensée moyenâgeuse qui résiste encore au changement,  pour pouvoir repenser à haute voix le rêve d’un certain 14 janvier 2011. 


mercredi 22 avril 2020

Le Coronavirus et le choc de la transmission de l’information savante




Jamais l’information scientifique n’a autant animé les cercles de débats médiatiques comme nos jours, à cause de la crise sanitaire provoquée par le Coronavirus. Ces débats se cristallisent d’abord autour des de la transmission de l’information académique à un public non instruit, et d’autre part autour de la nature de la communications des chercheurs qui se trouvent obliger de sortir en public afin de confronter la pression sociale. Dès lors, tout en prenant appui sur l’enjeu de la diffusion de l’information académique, se pose plus clairement la question de la redéfinition de la sphère de la communication scientifique qui comprend désormais une audience plus large et des attentes sociétales et socio-économiques plus importantes. Les modalités de production de l’information scientifique, associées à d’autres normes de communication, se retrouvent ainsi redéfinies à l’aune des modalités de la diffusion ouverte.
Dans un monde marqué par une crise sans précédent, l’information académique devint un enjeu d’État puisque les économies nationales dépendent de plus en plus de l’application des connaissances scientifiques et techniques pour sortir de l’impasse actuelle. C’est pour cette raison que la Tunisie doit formuler, le plus vite possible, sa politique nationale de diffusion de l’information académique, puis se procurer les moyens de la mettre en œuvre. Ainsi, le recours à des médiateurs pour transmettre l’information académique d’une manière pédagogique et simple au grand public semble une des solutions pour pouvoir combattre la crise. C’est pourquoi il serait essentiel de mélanger systématiquement des questions dites de culture générale avec les questions scientifiques, afin d’attirer plus d’audience. Cette méthode peut poser un problème fondamental concernant le profil des usagers de la communication scientifique.
Il faut souligner, dans le même sens, un autre point important : si l’on souhaite vraiment atteindre un public large, la communication sociale doit être envisagée comme un jeu à somme nulle. Il est en effet évident que la capacité des citoyens à intégrer des connaissances n’est pas indéfiniment extensible, non seulement parce que l’allocation du temps de chacun repose sur des choix exclusifs, mais aussi parce que les capacités cognitives de tout individu, notamment sa mémoire, sont limitées et déjà utilisées. Une personne connaissant mal la médecine ou l’Histoire n’est pas une outre vide, qui ne demande qu’à être remplie de savoirs : elle peut être infiniment plus savante que nous en matière de musique ou de spectacle. D’où il résulte qu’il est vain d’envisager l’information scientifique comme un ensemble de connaissances à injecter en plus. Les connaissances scientifiques sont en concurrence directe avec les matchs de football, les émissions people et les recettes de cuisine, ce qui implique une nouvelle méthodologie de communication académique. On retrouve ici la relation approximative entre l’amplification sociale du message scientifique et sa dégradation par rapport à la sphère savante.  Un moyen très simple pourrait être, par exemple, de tenter de raisonner en termes de bilan cognitif global, c’est-à-dire de confronter dans tous les cas le coût épistémologique d’un message (la simplification, ou la dégradation des savoirs qu’il véhicule) à sa pertinence et sa portée sociale. Cette approche pragmatique permettrait peut-être de clarifier les problèmes qui se rencontrent à grande échelle mais aussi, sur le terrain dans les éternelles polémiques autour de la valeur sociale de l’information savante.
En effet, l’incapacité de vulgariser l’information savante constitue un problème majeur. À titre purement exploratoire, nous avons, par exemple, regardé pendant quelques jours toutes les dépêches traitant des sciences médicales publiées sur Internet par des grandes agences de presse mondiales : d’un point de vue purement académique, une grandes partie de ces travaux nous ont paru critiquables pour une raison ou pour une autre, mais d’un point de vue médiatique, il nous a semblé que le traitement de beaucoup de celles-ci était naturel dans ce cadre de crise. Le fossé entre l’analyse et la pratique de la vulgarisation est particulièrement spectaculaire lorsque l’on compare les ouvrages savants, parfois assez austères, et les manuels de conseils pratiques, dont la naïveté est le plus souvent déconcertante. Ainsi s’explique en partie le fait que de nombreuses questions liées à la sociabilité de l’information savante restent sans solution. Plusieurs zones d’ombre sont également liées au peu d’efforts publics visant à mieux coordonner et, en contrepartie, à mieux financer les recherches en la matière et à les faire connaître.

jeudi 16 avril 2020

Être historien à l’ère de la Cybersécurité !





Depuis longtemps l’histoire est une discipline constituée et reconnue comme telle. Toutefois les préoccupations scientifiques des historiens sont relativement récentes. Ni Thucydide, ni Tacite ni Voltaire ni Michelet ne peuvent en être crédités. Le souci de l’exactitude et de la vérité conduisait les historiens, depuis plus d’un siècle maintenant, à emprunter aux sciences des outils pour établir les faits et les dater précisément. Ces historiens positivistes n’appelaient-ils pas de leurs vœux une histoire scientifique ? Ils délivraient aux étudiants non seulement un savoir mais aussi des méthodes de travail. Cela n’empêche que le métier de l’historien passe par une crise épistémologique profonde due à la révolution numérique et ses effets sur le monde de l’emploi.
Actuellement, plus que jamais, l’histoire est un enjeu. Certes, contrôler le passé a toujours aidé à maîtriser le présent ; aujourd’hui, toutefois cet enjeu a pris une ampleur considérable. En effet, le numérique, la démocratisation de l’enseignement et la diffusion des connaissances historiques par d’autres moyens (Cinéma, télévision, théâtre…etc.) contribuent à éclairer le citoyen à la fois sur le fonctionnement de sa propre cité et sur les usages et utilisations politiques de l’Histoire.
Dans ces conditions, on l’imagine, l’histoire est sous surveillance. Au reste, on observe que plus la diffusion du savoir est large, et plus le contrôle sur la production historique est étroit : tantôt il émane de l’État, de ses organismes, et on y voit le signe que la liberté ne règne pas, tantôt la « liberté » règne, ce contrôle émane de la société, et le débat sur l’histoire occupe le devant de la scène ; il s’élargit alors, et sont mis en cause à la fois l’enseignement de l’histoire, de la philosophie et des autres sciences humaines et sociales.
Car, à la vérité, l’État et la politique ne sont pas seuls à mettre l’histoire sous surveillance. La société s’en mêle aussi qui, pour sa part, censure et autocensure toute analyse qui révélerait ses interdits, ses lapsus, qui compromettrait l’image qu’une société entend se donner d’elle-même. De fait, la société impose souvent des silences à l’histoire ; et ces silences sont autant l’histoire que l’histoire.
On est ainsi amené à s’interroger sur les conditions qui déterminent la production et la nature des œuvres historique dans une ère gouvernée par la culture de l’entreprise et la Cybersécurité. 
À vrai dire, le contenu, les procédures et la fonction d’une œuvre historique varient considérablement selon les foyers qui la sécrètent. Non seulement les analyses qui portent sur un même problème peuvent changer du tout au tout, mais le choix des phénomènes analysés est différent également.
Ces problématiques se posent avant d’autant plus de vivacité aujourd’hui que la demande sociale se fait plus exigeante ; qu’elle est, en outre, plus diversifiée que naguère. La fonction politique et sociale de l’histoire n’est pas nécessairement la même pour toutes les sociétés : un certain nombre de communautés nationales n’ont pas, vis-à-vis, d’une œuvre historique, les exigences du même type que les sociétés où la demande d’histoire répond à des besoins culturelles. En Tunisie, par exemple, l’histoire est censée, pour les uns, consolider l’unité de la nation et la légitimité de l’État, pour d’autres, rechercher la « vérité » sur le passé, pour d’autres, restituer à des communautés particulières leur identité, pour d’autres enfin, elle est censée aider les citoyens à rendre intelligibles les mécanismes de la vie économique et politique.
L’analyse historique a constamment oscillé entre plusieurs modes : l’érudition, la philosophie politique, la démonstration scientifique et la vulgarisation. Cependant, depuis quelques temps, se sont concurrencées et ont voisiné plusieurs philosophies et interprétations de l’histoire, et ce sont elles qui ont pris le devant de la scène, surtout après la révolution numérique, neutralisant en partie l’effet des autres procédures.
Histoire providentielle, histoire laïque, histoire marxiste, histoire scientifique, chacune de ces visions du monde se jugeait plus juste que les autres ; et, pensait-on, un jour l’histoire en jugerait. En vérité, croire qu’une interprétation de l’histoire s’avérait exacte à l’exclusion des autres avait pour corollaire une autre certitude : qu’il existait une manière et une seule d’expliquer le développement des sociétés humaines. Certes, cette vision différait selon les idéologies ; elle serait dominée néanmoins par des conceptions unificatrices et téléologiques dont le signe pouvait changer, mais pas le sens.  
Le problème des foyers de l’histoire, des lieux où elle se secrète, de ses modes de production se pose ainsi de façon impérative. Car il est clair que chacun de ces foyers diffuse un discours différent par ses formes, par ses normes, par ses fonctions.