jeudi 16 avril 2020

Être historien à l’ère de la Cybersécurité !





Depuis longtemps l’histoire est une discipline constituée et reconnue comme telle. Toutefois les préoccupations scientifiques des historiens sont relativement récentes. Ni Thucydide, ni Tacite ni Voltaire ni Michelet ne peuvent en être crédités. Le souci de l’exactitude et de la vérité conduisait les historiens, depuis plus d’un siècle maintenant, à emprunter aux sciences des outils pour établir les faits et les dater précisément. Ces historiens positivistes n’appelaient-ils pas de leurs vœux une histoire scientifique ? Ils délivraient aux étudiants non seulement un savoir mais aussi des méthodes de travail. Cela n’empêche que le métier de l’historien passe par une crise épistémologique profonde due à la révolution numérique et ses effets sur le monde de l’emploi.
Actuellement, plus que jamais, l’histoire est un enjeu. Certes, contrôler le passé a toujours aidé à maîtriser le présent ; aujourd’hui, toutefois cet enjeu a pris une ampleur considérable. En effet, le numérique, la démocratisation de l’enseignement et la diffusion des connaissances historiques par d’autres moyens (Cinéma, télévision, théâtre…etc.) contribuent à éclairer le citoyen à la fois sur le fonctionnement de sa propre cité et sur les usages et utilisations politiques de l’Histoire.
Dans ces conditions, on l’imagine, l’histoire est sous surveillance. Au reste, on observe que plus la diffusion du savoir est large, et plus le contrôle sur la production historique est étroit : tantôt il émane de l’État, de ses organismes, et on y voit le signe que la liberté ne règne pas, tantôt la « liberté » règne, ce contrôle émane de la société, et le débat sur l’histoire occupe le devant de la scène ; il s’élargit alors, et sont mis en cause à la fois l’enseignement de l’histoire, de la philosophie et des autres sciences humaines et sociales.
Car, à la vérité, l’État et la politique ne sont pas seuls à mettre l’histoire sous surveillance. La société s’en mêle aussi qui, pour sa part, censure et autocensure toute analyse qui révélerait ses interdits, ses lapsus, qui compromettrait l’image qu’une société entend se donner d’elle-même. De fait, la société impose souvent des silences à l’histoire ; et ces silences sont autant l’histoire que l’histoire.
On est ainsi amené à s’interroger sur les conditions qui déterminent la production et la nature des œuvres historique dans une ère gouvernée par la culture de l’entreprise et la Cybersécurité. 
À vrai dire, le contenu, les procédures et la fonction d’une œuvre historique varient considérablement selon les foyers qui la sécrètent. Non seulement les analyses qui portent sur un même problème peuvent changer du tout au tout, mais le choix des phénomènes analysés est différent également.
Ces problématiques se posent avant d’autant plus de vivacité aujourd’hui que la demande sociale se fait plus exigeante ; qu’elle est, en outre, plus diversifiée que naguère. La fonction politique et sociale de l’histoire n’est pas nécessairement la même pour toutes les sociétés : un certain nombre de communautés nationales n’ont pas, vis-à-vis, d’une œuvre historique, les exigences du même type que les sociétés où la demande d’histoire répond à des besoins culturelles. En Tunisie, par exemple, l’histoire est censée, pour les uns, consolider l’unité de la nation et la légitimité de l’État, pour d’autres, rechercher la « vérité » sur le passé, pour d’autres, restituer à des communautés particulières leur identité, pour d’autres enfin, elle est censée aider les citoyens à rendre intelligibles les mécanismes de la vie économique et politique.
L’analyse historique a constamment oscillé entre plusieurs modes : l’érudition, la philosophie politique, la démonstration scientifique et la vulgarisation. Cependant, depuis quelques temps, se sont concurrencées et ont voisiné plusieurs philosophies et interprétations de l’histoire, et ce sont elles qui ont pris le devant de la scène, surtout après la révolution numérique, neutralisant en partie l’effet des autres procédures.
Histoire providentielle, histoire laïque, histoire marxiste, histoire scientifique, chacune de ces visions du monde se jugeait plus juste que les autres ; et, pensait-on, un jour l’histoire en jugerait. En vérité, croire qu’une interprétation de l’histoire s’avérait exacte à l’exclusion des autres avait pour corollaire une autre certitude : qu’il existait une manière et une seule d’expliquer le développement des sociétés humaines. Certes, cette vision différait selon les idéologies ; elle serait dominée néanmoins par des conceptions unificatrices et téléologiques dont le signe pouvait changer, mais pas le sens.  
Le problème des foyers de l’histoire, des lieux où elle se secrète, de ses modes de production se pose ainsi de façon impérative. Car il est clair que chacun de ces foyers diffuse un discours différent par ses formes, par ses normes, par ses fonctions. 




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